jeudi 14 septembre 2017

Littérature. L’Algérie s’invite dans la rentrée littéraire française

Sur les 581 livres parus dans le cadre de la rentrée littéraire française 2017, une petite dizaine d’ouvrages ont pour thème l’Algérie, en particulier les non-dits de la guerre, relève le site Tout sur l’Algérie qui propose un tour d’horizon d’une sélection de ces titres.



Hors de toute commémoration, et alors que les derniers témoins de la guerre d’Algérie sont en train de disparaître, plusieurs auteurs publiés durant la rentrée littéraire française – qui bat actuellement son plein – reviennent par le biais de la fiction sur ce chapitre historique toujours aussi clivant et électrique. À travers les récits de pieds-noirs, de harkis ou d’appelés, ces romans offrent une vision décalée ou plus nuancée des “événements”.
Au-delà de la guerre, d’autres ouvrages s’attachent à raconter l’Algérie et offrent par le prisme de leurs héros respectifs une réflexion sur le pays. Qu’ils puissent éclairer, à défaut d’apaiser. Tour d’horizon.

Nos Richesses, Kaouther Adimi

Déjà remarquée pour son premier livre L’Envers des autres (Actes Sud, 2011), Kaouther Adimi publie Nos richesses, son troisième roman, aux éditions du Seuil.
En 1936, un certain Edmond Charlot, 20 ans, ouvre, dans le quartier des facultés, une librairie-maison d’édition baptisée Les Vraies Richesses à Alger, avec l’ambition de promouvoir de jeunes écrivains de la Méditerranée, quelle que soit leur langue ou leur religion. Il publie notamment le premier texte d’un de ses amis de lycée, encore inconnu, un certain Albert Camus. Au fil des années, Charlot devient une figure majeure de l’édition française. Mais en 2017, dans une Algérie qui n’a plus grand-chose à voir avec celle de la France coloniale, l’auteure imagine que cette librairie doit fermer pour laisser place à une boutique de beignets. Si ici la petite histoire permet de mettre en perspective la grande, elle alerte aussi sur un problème en Algérie : l’absence de politique du livre et le peu de librairies existantes dans le pays.
Nos Richesses, également publié aux éditions Barzakh (Algérie), fait partie des ouvrages retenus pour la première sélection des prix Goncourt et Renaudot 2017.

Indocile, Yves Bichet

À la sortie de l’adolescence, le jeune Théo, 18 ans tout juste, veille Antoine, son ami blessé revenu de la guerre d’Algérie, dans un hôpital militaire. À son tour il est appelé, mais refuse de participer à ce conflit. Le jeune homme n’a pas envie de prendre part à cette histoire. Il a d’autres impératifs, celui de satisfaire sa liberté et ses premières amours. Le voilà déserteur. Il part en cavale, notamment en Suisse, puis finira par se rendre aux autorités militaires. Quelques années plus tard, après l’indépendance, Théo se retrouve en Algérie. À l’endroit où son ami Antoine a été blessé.
Yves Bichet, ancien salarié agricole et peintre en bâtiment, publie aux éditions Mercure de France son onzième roman.

Zabor ou les psaumes, Kamel Daoud

Après le très remarqué Meursaut, contre-enquête (auréolé du Goncourt du premier roman en 2015), le romancier-journaliste algérien revient avec Zabor ou Les psaumes (Actes Sud) ; l’histoire d’un jeune garçon orphelin de mère, rejeté par les siens dans un village perdu, qui pour résister et s’échapper de son milieu, se réfugie dans la littérature et l’écriture.
À travers cette fable, Kamel Daoud se raconte, et nous rappelle que, dans un monde paralysé par l’obscurantisme, l’ignorance ou plus généralement la bêtise humaine, ce sont la littérature et l’écriture qui nous sauvent.

Dans l’épaisseur de la chair, Jean-Marie Blas de Roblès

Ce roman [publié aux éditions Zulma] est l’histoire de Manuel Cortès, fils d’immigrés espagnols installés dans la ville de garnison de Sidi Bel Abbès en 1882, devenu chirurgien, puis engagé volontairement aux côtés des Alliés en 1942. À travers l’histoire de cet homme racontée par son fils, c’est tout un pan de l’histoire coloniale – de l’arrivée des premiers colons espagnols en 1880 en Algérie au rapatriement en 1962 – qui est présentée.
Le roman, qui s’inspire très largement de la vie du père de Jean-Marie Blas de Roblès, interroge aussi la notion d’identité pied-noir, et déverrouille cette mémoire encore interdite. L’auteur rappelle au passage que ces Européens installés en Algérie sont devenus les boucs émissaires de l’histoire.

Un loup pour l’homme, Brigitte Giraud

Publié aux éditions Flammarion, ce roman raconte la guerre d’Algérie à hauteur d’un“appelé”. Au printemps 1960, Antoine, jeune auvergnat de 23 ans, est contraint de laisser sa jeune épouse enceinte et se retrouve parachuté dans ce conflit. Ne souhaitant pas tenir une arme, il devient infirmier à l’hôpital militaire de Sidi Bel Abbès, en Algérie.
Cette guerre, c’est à travers les soldats blessés qu’il la raconte. Et s’il n’est pas sur le front mais “en coulisses”, c’est aussi par le récit de ces jeunes hommes blessés qu’il la subit. Mais pour ces vies gâchées au combat, il n’y aura aucune reconnaissance. À leur retour, ces soldats sont condamnés au silence : après le référendum de 1962, la guerre d’Algérie est un chapitre de l’histoire dont il faut désormais taire le nom.

Des cœurs lents, Tassadit Imache

“Nous, à l’origine, on vient de cette smala improbable qui courait pieds nus sur le lino du living le dimanche avec sarbacanes et lance-pierres, bouclés toute la journée à l’intérieur, à attendre le massacre de Fort Alamo. Des visages blêmes en lutte féroce contre le vide et la désolation. Une tribu victorieuse à un moment.”
À la mort de leur petit frère Tahir, François et Bianca se retrouvent réunis après des années de séparation. Bien que les personnages n’aient plus grand-chose en commun, leur passé douloureux – la guerre d’Algérie et l’absence de leur mère – refait surface.
Publié aux éditions Agone, Des cœurs lents est le cinquième roman de l’auteure algérienne.

Climat de France, Marie Richeux

“Climat de France”, inutile de la présenter. C’est le nom de la cité qui domine le quartier de Bab El-Oued, construite par l’architecte français Fernand Pouillon entre 1954 et 1957. Mais pour Marie, ce type d’ensembles urbains n’est pas inconnu. L’architecte a construit le même type d’immeubles chez elle, à Meudon-la-Forêt. Là où elle a grandi. Désireuse de comprendre ce qui unit les deux lieux, elle se plonge dans la vie de ceux qui habitèrent et habitent ces lieux, en France et en Algérie. À sa façon, l’auteure s’empare de la question franco-algérienne. Animatrice et productrice chez France Culture, Marie Richeux signe son premier roman chez Sabine Wespieser.

L’Enfant de l’œuf, Amin Zaoui

“Harys, le narrateur, est un bon chien, un caniche qui aime son maître, qui aime ses chaussettes puantes, son haleine parfumée au vin rouge, sa voix quand il chante Bécaud. Ils habitent tous deux à Alger et son maître a pour maîtresse une chrétienne réfugiée de Damas, au corps vibrant de désir et à l’âme bouleversée par la guerre.”
Avec cet ouvrage, l’écrivain et professeur de littérature signe son neuvième roman, qui dresse le portrait d’une Algérie rongée par l’islamisme radical. Paru le 7 septembre aux éditions Le serpent à plumes.

L’Art de perdre, Alice Zeniter

L’auteure, jeune française d’origine algérienne, qui publie son cinquième roman chez Flammarion nous emporte dans la quête de ses origines en racontant la guerre d’Algérie du côté “des perdants”. Dans les années 1950, son grand-père, un paysan kabyle, préfère se ranger du côté de l’armée française. Pour ce personnage peu érudit, il ne s’agit pas d’un choix mais plus d’une adaptation aux circonstances… Quand lui et sa famille sont contraints de fuir l’Algérie en 1962 pour éviter les représailles du FLN, ils sont devenus des parias. À leur arrivée en France, ceux que l’on considère comme des “collaborateurs” de l’autre côté de la Méditerranée sont parqués dans des camps de transit dans le sud de la France.
De leur pays qui ne veut plus d’eux, ils ne transmettront rien comme héritage à leur descendance. À travers cette épopée familiale, Alice Zeniter, petite-fille de harkis, raconte la culpabilité des siens, prisonniers d’un passé qu’ils préfèrent oublier.
Sarah Belhadi
source : www.tsa-algerie.com

mardi 12 septembre 2017

Le cochon, aux origines du tabou Par Laetitia Dechanet

Le cochon, aux origines du tabou

 12 septembre 2017


Le cochon, aux origines du tabou

Elevé et consommé au Proche-Orient pendant l’Antiquité, le cochon est devenu le plus intouchable des animaux. Si l’argument hygiéniste a longtemps prévalu pour justifier son interdiction dans le judaïsme et l’islam, de nombreux experts estiment que les véritables raisons sont ailleurs.

“Une autre chose”. C’est ainsi que le Talmud désigne le porc, proscrit par la Torah (Lévitique, 11, 7 et Deutéronome, 14, 8). Bien qu’il fasse partie d’une longue liste d’interdits alimentaires, les juifs semblent le considérer comme le plus impur des animaux impurs puisqu’il ne mérite même pas qu’on prononce son nom. Le même traitement de défaveur lui est réservé dans l’islam, où sa chair est la seule à être nommément désignée comme impropre à la consommation dans plusieurs sourates du Coran. “Il vous est interdit de consommer la bête morte, le sang, la viande de porc, celle d’un animal sacrifié à d’autres divinités qu’à Allah, la bête étranglée, assommée, morte d’une chute ou d’un coup de corne”, pose par exemple la sourate 5, verset 3.
Jerôme Bosh, Le jardin des délices (détail), huile sur panneau, vers 1500.
Pourtant, dans la région qui a vu naître le judaïsme puis se développer l’islam, le cochon était depuis longtemps consommé et apprécié. Les sources historiques montrent que l’élevage porcin était couramment pratiqué dans tout le Proche-Orient ancien (Mésopotamie, Levant, Anatolie, Iran). Sa présence est ainsi attestée à partir du 7e millénaire avant J.-C. par les ossements retrouvés sur de nombreux sites archéologiques de la région, mais aussi dans les textes (lexiques, livres de comptabilité, contrats, procès...) qui le mentionnent dès les débuts de l’écriture, vers la fin du 4e millénaire. Le porc est aussi représenté par les artistes, le plus souvent sous sa forme sauvage (sanglier) dans des scènes de chasse, par exemple pour orner des sceaux cylindriques (rouleaux servant à imprimer des frises sur des tablettes d’argile). Le cochon donne également sa forme à des amulettes ou à des vases rituels.

Judensau, gravure, 1470.
Outre l’économie, les arts et la religion (certaines sources évoquent l’usage de graisse de porc lors des cérémonies religieuses et des offrandes de porcelets pour le culte funéraire), l’animal trouve sa place dans la pharmacopée de l’époque. A titre d’exemple, des textes médicaux du 1er millénaire avant J-C. prescrivent, en cas d’accouchement difficile, l’ingestion de viande de porc, à laquelle on prête certainement des vertus fécondes (une truie peut produire entre 200 à 300 porcelets en une douzaine d’années). De même, les estomacs paresseux sont invités à consommer des soies de cochon et les maladies respiratoires se soignent avec du bouillon de viande de porc. Dès lors, comment le tabou est-il né?
Procès de la truie de Falaise, gravure, copie d’une peinture du 15e siècle, vers 1850. Dans l’Europe du Moyen-Âge, les animaux étaient regardés comme des êtres moraux et perfectibles, et même responsables de leurs actes. D’où les procès qui leur furent intentés à partir du 13e siècle.
Pour le médecin et philosophe juif Maïmonide, dont la pensée faisait autorité dans l’Andalousie du 12e siècle, la raison d’une telle interdiction ne fait aucun doute: les mœurs du cochon, qui se vautre dans la fange et se nourrit d’ordures, quand il ne s’agit pas de ses propres excréments, font de lui l’animal impur par excellence. L’exégète s’inscrit dans la logique de l’Ancien Testament, qui évoque plusieurs fois ce fâcheux penchant pour les immondices.A cela, la médecine moderne ajoutera, quelques siècles plus tard, que la viande de porc se conserve mal dans les pays chauds et que, plus que tout autre, elle véhicule parasites et maladies comme le ténia, la listériose ou la trichinose. Les Hébreux, suivis des siècles plus tard par les musulmans, s’en seraient donc rendu compte bien avant que cela ne soit médicalement formulé.
Si l’argument de l’hygiène paraît communément admis, beaucoup le remettent aujourd’hui en cause, comme l’anthropologue Mohamed Hocine Benkheira, spécialiste du droit musulman et auteur de Islam et interdits alimentaires : “Seuls des esprits naïfs défendent encore maintenant la thèse hygiéniste du porc comme vecteur de maladies”.
Dire que la viande de porc se conserve mal est “plutôt une croyance populaire, sans valeur religieuse ou scientifique convaincante”, affirme pour sa part le docteur vétérinaire français Yahya Deffous, qui souligne que “des procédés de conservation très performants, comme la salaison et le séchage, existaient déjà dans l’Antiquité”. S’il admet que le porc est bien porteur de bactéries et parasites, au même titre que d’autres viandes (bœuf) ou produits de la mer, la question de l’hygiène reste pour lui ”une réponse trop simpliste pour mériter un interdit divin”. Il en veut pour preuve le fait que les hommes vivant sous des latitudes identiques ou comparables à celles que peuplaient les premiers juifs et musulmans consomment du porc depuis l’Antiquité, sans être plus malades pour autant.

Marquer sa différence

D’après l’historien français Michel Pastoureau, spécialiste des animaux, des couleurs, des images et des symboles, “toute société a besoin de faire porter sur certains animaux des interdits de différentes natures, notamment alimentaires”. La question étant de savoir pourquoi. L’une des hypothèses réside dans le conflit entre sédentaires et nomades. A l’époque antique, les groupes de pasteurs méprisent le mode de vie réglé et besogneux des fermiers sédentaires, auxquels ils reprochent leur manque de spiritualité et d’ardeur au combat. Cette haine se serait cristallisée sur le porc, symbole du mode de vie sédentaire puisqu’il est incapable de suivre les nomades dans leurs déplacements. Or les premiers Hébreux sont justement des tribus nomades. Seul bémol, le tabou a perduré dans le temps alors que le clivage nomades- sédentaires a disparu.

Un animal à part

Les anthropologues s’accordent néanmoins sur le fait que l’interdit alimentaire dans un groupe humain relève de la nécessité de se distinguer des autres. De même, une religion nouvelle a besoin de marquer sa différence. Pour certains, à l’instar de l’éminent sémitisant français Adolphe Lods, le porc a été interdit par les Hébreux parce qu’il était considéré comme sacré dans des religions concurrentes, c’est- à-dire investi d’influences divines ou démoniaques, notamment chez les Cananéens qui vivaient en Palestine avant les juifs.
Le haro sur le cochon peut aussi s’expliquer par le fait que c’est un animal hors-catégorie. Les Hébreux classaient les animaux selon leur morphologie, leur façon de se déplacer et leur milieu (terre, air, mer).
Selon le principe que chaque chose doit être à sa place, les animaux impurs seraient donc ceux qui échappent à ce schéma, comme l’a mis en évidence l’anthropologue britannique Mary Douglas. Il en va ainsi du porc, qui ne rumine pas contrairement aux autres animaux aux sabots fendus comme lui. Animal à part, le cochon l’est aussi par rapport au reste du bétail. Lui qui ne fournit ni lait, ni laine ou fourrure, ni cuir, s’avère en outre incapable d’assurer les corvées de trait pour le labour ou de transport de marchandises.
Décollation du juif idolâtre, Bible latine du 13e siècle.
L’élevage du porc pour sa seule viande relève donc du luxe pour le paysan de l’Antiquité, d’autant que cet animal vorace ampute une partie de la nourriture de l’homme, sans compter qu’il nécessite beaucoup d’eau, une denrée rare au Proche-Orient. En bref, il coûte davantage qu’il ne rapporte. Pour l’anthropologue nord-américain Marvin Harris, qui développe cette thèse utilitariste, “les civilisations ont tendance à imposer des sanctions religieuses pour la consommation de viande lorsque le rapport entre les bénéfices communautaires et les coûts inhérents à l’usage d’une espèce particulière se détériore”. Concernant plus particulièrement le porc, il précise : “Les restrictions les plus sévères apparaissent habituellement lorsqu’une espèce précieuse sur le plan nutritionnel ne devient pas seulement plus coûteuse, mais risque de bouleverser l’écosystème. Le cochon appartient à cette catégorie-là”.

Ce proche cousin de l’homme

Pour Michel Pastoureau, l’interdit qui frappe le porc s’explique surtout par son étroit cousinage avec l’homme. Si les analyses ADN permettent aujourd’hui d’établir avec certitude ce lien de parenté, les Anciens ne l’ignoraient pas pour autant. “Cette proximité biologique était déjà bien connue des médecines grecques et arabes. Une idée récurrente chez beaucoup d’auteurs antiques et médiévaux souligne combien l’organisation anatomique interne de l’homme et celle du cochon sont identiques, ou presque”, assure Pastoureau, qui fait remarquer au passage que porcus (porc en latin) est l’anagramme de corpus (corps).
Al-Hariri, Les séances (al-Maqamat), 1334. L’émir Abou Sayd enseignant à son fils les interdits qui pèsent sur la viande de porc.
Dans l’Europe du Moyen-Age, les écoles de médecine enseignaient l’anatomie humaine en disséquant des cochons. De nos jours encore, beaucoup d’expériences sont menées sur des cochons pour comprendre l’être humain (le singe est certes un peu plus proche génétiquement, mais c’est une espèce protégée). Et dans l’industrie pharmaceutique, l’animal le plus utilisé est le porc dont les organes, certaines glandes et le sang entrent dans la composition de nombreux médicaments. Similitude ultime, la viande de porc aurait le même goût que la chair humaine selon certains témoignages, comme ceux des “rescapés des Andes”, ces victimes d’un crash aérien en 1972 contraintes de manger leurs congénères pour survivre. “Si en plus sa viande présente la même saveur que la chair humaine, point n’est besoin d’aller chercher ailleurs les raisons des interdits qui l’entourent”, écrit Michel Pastoureau, qui en conclut : “Manger du porc c’est, plus ou moins, être cannibale”.

Par Laetitia Dechanet 


Cet article a initialement été publié par notre partenaire Dîn Wa Dunia, dans le numéro 3 du mois de février 2016.

mercredi 30 août 2017

DÉCRYPTAGE Avion ou bateau : la diaspora algérienne dénonce un « racket » pour rentrer l’été au pays


DÉCRYPTAGE
Avion ou bateau : la diaspora algérienne dénonce un « racket » pour rentrer l’été au pays
A l’approche de l’Aïd ou des grandes vacances, le prix des billets vers l’Algérie flambe, en partie à cause d’une trop faible concurrence.


La baie d’Alger, en juillet 2007.
La baie d’Alger, en juillet 2007. CRÉDITS : ZOHRA BENSEMRA / REUTERS


« J’aurais préféré passer l’Aïd avec ma mère, mais les prix sont inabordables en ce moment », déplore Farida, Algérienne installée à Marseille depuis 2001. Pour éviter de payer trop cher son voyage, cette mère de deux enfants a dû se résoudre à partir dans son pays d’origine pendant la saison hivernale.
Il y a quatre ans, Farida, mère au foyer, et son mari, maçon, avaient dû dépenser 2 500 euros pour la traversée Marseille-Alger. Une somme importante qui a convaincu le couple de changerla date de leur départ et leur moyen de transports« Nous avons pris l’avion cet hiver. Cela nous a coûté 800 euros pour mon mari, mes deux enfants et moi. Sur place, on a loué une voiturepour 30 euros par jour. Cela reste plus abordable que le bateau », observe Farida. Selon le comparateur en ligne Direct Ferries, le prix moyen d’ une traversée Marseille-Alger pour une voiture et un passager, s’élève en moyenne à 1913 euros en juin. C’est trois fois plus cher que le trajet Marseille-Tunis qui, dans les mêmes conditions et à la même période, coûte en moyenne 591 euros.
« Obligation familiale »
Avec l’augmentation du coût de la vie, Farida a de plus en plus de difficultés à économiser pour se rendre en Algérie« Outre les billets de transport, nous devons apporter des cadeaux pour toute la famille et payer la nourriture », explique-t-elle, qui avoue dépenser 2 000 euros sur place rien qu’en frais de bouche. Elle qui partait tous les ans voir ses parents a considérablement restreint ses déplacements.
Lille, Aissa fait le même constat. Cet enseignant de 50 ans explique ironiquement qu’il préfère partir en pension complète en Turquie pour le même prix. « Je me rends de moins en moins en Algérie. J’en ai assez de limiter les sorties et les loisirs de mes filles pour nous payer simplement des billets d’avion ou de bateau », s’insurge l’enseignant. En matière de transports, Aissa a tout expérimenté : les traversées Marseille-Alger, Barcelone-Alger et Gênes-Tunis (le plus avantageux mais aussi le plus long) et l’avion. Pendant l’été, un aller retour Lille-Alger coûte en moyenne 430 euros, c’est le même prix qu’Aissa aurait débourser s’il s’était rendu à Agadir durant les grandes vacances. Du « racket » pour l’ enseignant qui souligne que pour aller en Tunisie, l’avion parcourt 2 478 km contre 1 544 km seulement pour rejoindre l’Algérie.
 « La diaspora algérienne ne se rend pas au pays pour faire du tourisme mais par obligation familiale », renchérit ce Français, originaire de Sétif. A 200 km de chez Aissa, Najat, 48 ans, habitant Argenteuil et originaire d’Oran, avoue également partir par devoir en Algérie. « Pour nous, ce n’est pas un luxe. Nous devons aller voir nos parents. C’est dans notre culture », explique cette veuve, mère de trois enfants. Avec son Smic, Najat économise « un peu tous les mois » pour s’y rendre trois semaines en période estivale.
« Ouvrir les espaces aériens et maritimes »
Face aux mécontentements de la diaspora, plusieurs associations installées en France ont interpellé les autorités algériennes sur la cherté des prix des transports. Otman Douidi, vice-président de l’association Diaspora des Algériens résidant à l’étranger (Dare) a notamment exhorté le chef de l’Etat Abdelaziz Bouteflika à respecter sa proposition 5 présentée lors de sa dernière campagne électorale. Celle-ci prévoyait de baisser le prix des billets d’avion Air Algérie, jugé excessif à l’approche des grandes vacances scolaires. « J’ai apporté mon soutien au président, car je pensais qu’il allait arranger la situation. Mais aujourd’hui, rien n’a été fait », estime Otman Douidi.
Comme lui, Salah Hadjab, responsable du Collectif contre la cherté des transports vers l’Algérie (CCTA), se bat pour que les tarifs soient revus à la baisse : « Il faut ouvrir les espaces aériens et maritimes à la concurrence et au low-cost international, et arrêter le duopole exercé par Aigle Azur et Air Algérie, et le quasi-monopole d’Algérie Ferries. »
En effet, cette compagnie maritime algérienne dessert cinq villes – Annaba, Oran, Alger, Skikdaet Béjaïa – alors que sa seule concurrente Corsica Linea ne dessert qu’Alger. Quant aux compagnies à bas coût, elles sont encore peu nombreuses dans l’espace aérien. Le comparateur de vols Skyscanner fait état de quatre compagnies pas chères assurant les liaisons France-Algérie, auxquelles il faut ajouter la petite dernière Atlas Atlantique Airlines. C’est deux fois moins que pour le Maroc.

« Une honte » pour Aissa qui déplore cette situation et s’inquiète pour les générations futures. « Ce n’est pas qu’une question d’argent. Si rien ne bouge, la diaspora ne reviendra plus en Algérie. Peu à peu, nos enfants perdront le lien avec le pays de leurs parents. Ils seront amputés d’une part de leur identité. »


source : Par Stéphanie Plasse (contributrice Le Monde Afrique)
LE MONDE Le 26.06.2017 http://www.lemonde.fr/afrique/

dimanche 6 août 2017

Contre l'obscurantisme En Algérie, une "baignade républicaine" géante organisée le 7 août 2017

Des femmes en maillot de bain veulent défier l'islamo-conservatisme. Image d'illustration.
Des femmes en maillot de bain veulent défier l'islamo-conservatisme. Image d'illustration. - zohra bensemra / reuters
Alors que la contestation des femmes contre le harcèlement et l'islamisme prend de l'ampleur, la plage de Tichy, en Kabylie, devient le rendez-vous de toutes celles et ceux qui veulent vivre des vacances libres.
Tichy prépare sa « baignade républicaine » géante. Rien de moins. La petite station balnéaire, lovée comme une libre sirène au nord de Bejaïa, est solidaire des associations féministes algériennes qui multiplient, depuis le début de l'été, les baignades contestataires contre les brimades, les violences et le diktat islamistes. Une riposte à l'aggravation de la condition féminine : pendant le ramadan, des députés ultraréacs ont déposé un projet de loi qui vise à « réglementer les tenues vestimentaires des femmes pour garantir le respect de la pudeur et des bonnes mœurs ». Les associations salafistes plongent dans le marigot bigot et appellent tout mâle qui se respecte à « empêcher les femmes de se baigner nues [en bikini] ». S'ils ne peuvent l'empêcher, la consigne est de « les prendre en photo et les ficher sur les réseaux sociaux ». Trempette sous tchador : circulez, elles ne nagent plus ! L'opinion s'enflamme, intellectuels et écrivains - le romancier Amin Zaoui, le dramaturge H'mida Ayachi et le poète Achour Fenni -s'insurgent contre « la daechisation des esprits ». Les Algériennes enragent, et Tichy leur ouvre les bras. Sa « baignade républicaine » se déroulera pendant le Festival annuel des couleurs : on y jette des poudres multicolores symbolisant la joie de vivre et la victoire du bien sur le mal.
C'est que la ville en sait long sur la résistance à l'obscurantisme. Si, plus de dix ans après la défaite de l'islamisme armé, deux Algérie irréconciliables continuent à s'affronter à travers le statut des femmes, Tichy - 17 000 habitants, 300 000 l'été -constitue une humble forteresse de la liberté. Plus qu'une plage, c'est un symbole. A commencer par son nom : tiré du berbère ancien tecci, il désigne l'éclat de lumière qui se faufile, dès l'aube, entre les tuiles des maisons kabyles. Un éclat qui a rayonné durant la décennie sanglante, dans les années 90. Tichy, déjà, était un refuge pour des milliers d'Algériens et d'Algériennes à qui les islamistes interdisaient non seulement de se baigner, mais tout simplement de vivre.
On ne se pencha pas beaucoup à l'époque sur la tragédie du sable, de la mer et du soleil interdits sur la terre natale d'Albert Camus. Pourtant, elle symbolisait la féroce réécriture du tempérament algérien par l'intégrisme. L'Algérie compte le plus long littoral du bassin méditerranéen. De 1993 à 1998, à cause de la terreur du Groupe islamique armé (GIA), les 1 400 km de côtes algériennes ont été désertés par les baigneurs. Seule ou presque, Tichy, avec ses 4 km de sable fin, osa se rebeller, irréductible plage kabyle qui défiait l'islamisation forcée. Elle est pourtant située à quelques dizaines de kilomètres seulement des corniches de Jijel, qui accueillaient, à l'époque, le principal maquis de l'Armée islamique du salut (AIS), bras armé du Front islamique du salut (FIS).

AU MÉPRIS DES LOIS

Bien avant les années de sang, Tichy était déjà une légende. Tout le pays la connaissait depuis 1980, grâce au film Kahla ba beida (Noir et blanc), d'Abderrahmane Bouguermouh. Icône des cinéphiles algériens nostalgiques, l'œuvre célébrait la victoire de l'équipe de football de Sétif, l'Entente sportive de Sétif, qui venait de remporter la Coupe d'Algérie. Un mémorable road-movie durant lequel un groupe de supporteurs, voulant célébrer la victoire, se lançaient dans un long périple, à travers les hauts plateaux algériens, à destination de la plage de Tichy. Le film célébrait une jeunesse éprise de liberté et habitée par de grandes espérances. Cet hymne à la joie fut rattrapé par le cauchemar intégriste. La ville s'imposa alors comme un « modèle de résistance par la vie », selon l'expression du poète arabophone Adel Sayad. « Il m'est arrivé de me rendre à Tichy, à plusieurs reprises, durant ces années-là, se souvient-il. Pouvoir savourer mes bières tranquillement, au bord de la plage, valait tous les bonheurs du monde. » Sayad, qui a consacré aux années noires du terrorisme un recueil intitulé Je ne vais pas bien, a été bluffé en découvrant la petite station : « En arrivant ici, j'ai été subjugué par la tolérance qui y régnait. Les femmes en bikini se promenaient ou se baignaient sans subir la moindre remarque désobligeante. C'est grâce à cet état d'esprit que nous avons gardé espoir et tenu bon face au fanatisme. »
Mais l'extrémisme rôde tout près, vers Jijel, le fief de Madani Mezrag, ex-émir de l'AIS. Quatre mille djihadistes « repentis » ont ainsi organisé, en 2011, à quelques encablures de Tichy, une « université d'été » ! Car, même si l'extrémisme islamiste a été vaincu militairement, les largesses de la loi dite de « concorde nationale » ont offert l'impunité à plus de 10 000 djihadistes. En contrepartie de leur renoncement à la violence armée, ils ont bénéficié d'une amnistie qui leur a permis de blanchir l'argent du racket imposé aux populations lorsqu'ils étaient au maquis. Ils ont ainsi pu se reconvertir dans le commerce, notamment dans l'importation de tissus en provenance de Turquie. Une filière qui avait déjà servi à financer le FIS, à la fin des années 80.
« L'université d'été » des anciens djihadistes fut autorisée par le gouvernement algérien. A l'époque, en 2011, le régime redoutait d'être touché, à son tour, par une révolution de type printemps arabe. Encouragés par cette bienveillance inattendue, les anciens soldats d'Allah se sont lancés à l'assaut de Tichy la frondeuse. Sous couvert de « lutter contre la prostitution et la dépravation des mœurs », les réseaux islamo-conservateurs ont tenté de saborder son été. Les huit discothèques et la quinzaine de bars furent désignés comme « lieux de dépravation ». « Une véritable expédition punitive a été menée. Les agresseurs ont saccagé les façades des bars et des hôtels… » se souvient Ali, un restaurateur. Au lieu d'intervenir pour rétablir l'ordre et protéger les infrastructures touristiques de la ville, la préfecture de Béjaïa a pris un arrêté ubuesque ordonnant la fermeture de la majorité des discothèques. Il fallait calmer les ardeurs des islamo-conservateurs. Au mépris des lois.
Tichy la rebelle recommença à respirer avec l'arrivée à la tête de la municipalité de Madjid Kadi, un maire progressiste. L'homme défend la laïcité et l'écologie. Contre les assauts renouvelés de l'islamisme, il ne cède rien, et surtout pas sur le droit des baigneuses : « L'été, notre ville est une véritable mosaïque des 48 wilayas du pays, résume-t-il en souriant, Tichy, c'est l'Algérie ! » Ce sera en tout cas le 7 août, jour de la « baignade républicaine », le sourire des Algériennes.

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