dimanche 7 août 2016

Algérie coloniale et christianisme

Algérie coloniale et christianisme
Intérieur de Notre Dame d'Afrique, Alger en 2009. Photographie d'Aaron Walker (CC BY 2.0).
Questions à Darcie Fontaine, assistant professor à l’University of South Florida (États-Unis) et spécialiste de l’histoire des religions en France et dans son ancien empire colonial. Elle vient de publier Decolonizing Christianity: Religion and the End of Empire in France and Algeria chez Cambridge University Press.
Quel est le rapport entre le christianisme et la décolonisation de l’Algérie ?
Dans mon livre, j’analyse trois grands thèmes qui montrent combien le christianisme a été partie prenante dans la colonisation et la décolonisation de l’Algérie et puis comment ces phénomènes ont transformé le christianisme à l’échelle mondiale. Le premier thème concerne la manière dont le christianisme était synonyme avec la civilisation européenne en Algérie et par conséquent comment la défense de la « civilisation chrétienne » en Algérie est ainsi devenue une des justifications premières pour la colonisation de la terre algérienne et l’exploitation des « indigènes ». Depuis la conquête de l’Algérie en 1830 jusqu’aux années 1950, le régime colonial et l’Église catholique ont construit des relations de pouvoir mutuellement avantageuses qui ont formé le socle de la société européenne en Algérie. Même s’ils n’étaient pas tous pratiquants, la plupart de la population européenne d’Algérie au milieu du vingtième siècle se considérait comme catholique, en grande partie en raison des traditions culturelles des populations méditerranéennes de la communauté européenne en Algérie. Il y avait aussi environ six mille protestants, dont la plupart étaient des descendants d’un groupe originaire d’Alsace qui est arrivé après 1870. Après les tentatives missionnaires du XIXe siècle qui ont largement échoué, surtout chez les Berbères dans la Kabylie que l’Église imaginait héritière de caractéristiques ethniques et culturelles de la société antique chrétienne de Saint Augustin, les chrétiens d’Algérie sont devenus une communauté centrée sur elle-même, avec très peu de relations œcuméniques et même personnelles avec les communautés religieuses juives ou musulmanes.
En raison du lien historique entre l’Église et le régime colonial et la fracture sociale entre les communautés chrétiennes et musulmanes, quand la guerre d’Algérie éclate en 1954, soutenir la cause de l’indépendance algérienne était généralement impensable pour ces chrétiens. Néanmoins, bien avant le début de la guerre, une minorité de ces chrétiens en Algérie, inspiraient par des théologies « progressistes » ont cherché à créer des liens avec les communautés musulmanes et juives et surtout à améliorer les conditions matérielles de la population musulmane d’Algérie qui vivait souvent dans des bidonvilles autour de grandes villes comme Alger, sans accès à l’éducation ou aux services sociaux.
Je me suis donc intéressée aux origines et motivations théologiques de l’engagement politique de ces chrétiens « progressistes » en France et en Algérie dans la guerre d’indépendance algérienne et l’influence de cet engagement sur les institutions et la pensée chrétiennes, qu’il s’agisse de manifestations au niveau paroissial ou à une échelle plus globale. Plusieurs familles pieds-noires installées depuis des décennies en Algérie (comme les Chaulets et les Gallices) et des chrétiens venus de la métropole tels qu’André Mandouze ont travaillé à côté de prêtres, religieuses et laïcs dans les mouvements comme les scouts ou des équipes algériennes de la Mission de France et de la Cimade afin d’élaborer des relations plus fraternelles avec des populations musulmanes de l’Algérie. Ce fut souvent dans ces mouvements et associations, où ces chrétiens se sont trouvés avec les jeunes dirigeants des mouvements nationalistes algériens, que leurs visions théologiques ou sociales d’une Algérie moins injuste ont alors évolué vers une solution politique comme l’indépendance de l’Algérie. En même temps, ces chrétiens étaient généralement perçus par la plupart de la communauté chrétienne en Algérie et en France comme des radicaux et des « progressistes », mais aussi parfois comme des traîtres.
Quand cette poignée de chrétiens en Algérie a soutenu le mouvement pour l’indépendance (et surtout quand 12 chrétiens ont été arrêtés, torturés et mis en jugement par le tribunal militaire d’Alger en 1957 pour « atteinte à la sécurité de l’état » en raison de leur soutien présumé au FLN poseur de bombes pendant la Bataille d’Alger), une sorte de guerre civile a éclaté au sein de la communauté chrétienne en Algérie. C’est ainsi que Monseigneur Léon-Etienne Duval, l’Archevêque d’Alger, a acquis la réputation d’avoir abandonné la cause de l’Algérie française même s’il n’avait pas ouvertement déclaré son soutien pour l’indépendance algérienne ; ses discours publics contre les excès militaires (surtout l’usage de la torture, les exécutions sommaires, etc.), ses exhortations aux catholiques de rejeter la violence et, surtout, son refus ferme et sans appel de soutenir l’OAS ont transformé l’institution de l’Église catholique en Algérie. D’un pilier solide du régime colonial, elle est devenue l’ennemi de ceux qui avaient juré de le défendre. L’OAS a assassiné plusieurs chrétiens associés à la cause d’indépendance et a plastiqué l’archevêché et des églises sous l’égide de prêtres « progressistes ». Et même s’ils n’ont pas nécessairement soutenu les tactiques de l’OAS, les partisans catholiques de l’Algérie française ont violemment rejeté les messages de Mgr Duval, arguant que tout engagement dans les affaires politiques n’était pas du ressort de l’Église. Cela m’amène au troisième et dernier thème du livre, qui est la politisation de la religion pendant la guerre d’indépendance algérienne. La guerre et le processus de décolonisation en Algérie a forcé les laïcs, comme les dirigeants des Églises, à confronter des questions difficiles sur le rapport entre religion et politique déjà tendu en Europe à la suite de la deuxième guerre mondiale et, encore plus, au milieu de la guerre froide.
Qu’entendez-vous exactement par l’expression « décoloniser le christianisme » dans le contexte de l’Algérie ?
À la fin des années 1950, l’Algérie est devenue un modèle pour les chrétiens du monde entier pour analyser comment le christianisme serait à même de répondre aux éventuelles crises de la décolonisation qui se développaient dans toute l’Afrique et l’Asie. Alors que les chrétiens tentaient de renégocier leur place dans ce Tiers-Monde émergent, ils ont été contraints de faire face aux conséquences des siècles de racisme et de violence que la rhétorique et les institutions chrétiennes avaient renforcé dans les colonies européennes. Les chrétiens en Algérie qui ont soutenu l’indépendance algérienne avaient compris que s’ils ne faisaient pas preuve de solidarité avec les Algériens dans leur lutte contre le colonialisme, ils perdraient toute autorité morale et cesseraient d’être les bienvenus en Algérie une fois l’indépendance réalisée. À la fin de la guerre d’Algérie en 1962, de nombreux chrétiens ont été globalement concernés par ces mêmes questions mais à une plus grande échelle, surtout dans les institutions chrétiennes comme le Conseil œcuménique de l’Église et le Vatican. En outre, ils ont compris qu’il était nécessaire de découpler - ou décoloniser – les institutions et pratiques chrétiennes de l’autorité et du pouvoir de l’État colonial, que cette relation soit réelle ou perçue comme telle. Sinon, dans les yeux des peuples anciennement colonisés, le christianisme demeurerait toujours associé au pouvoir colonial.
Vous suggérez que la guerre d’Algérie a été un événement clé dans la transformation du christianisme à l’échelle mondiale. Pourquoi ?
Les questions morales et religieuses qui étaient en jeu pendant la guerre d’Algérie ont nourri des discussions théologiques au plus haut niveau des institutions chrétiennes, telles que le Vatican et le Conseil œcuménique des Églises. Ces questions morales et les discussions qu’elles ont créées sur le rapport entre la religion et la politique ont également favorisé des innovations historiques dans la pensée religieuse mondiale, y compris le mouvement œcuménique, Vatican II, et a été annonciateur de la théologie de la libération en Amérique latine. Pour vous en donner quelques exemples : le rôle des missionnaires chrétiens dans les pays décolonisés, le dialogue entre les religions, ainsi que le rôle de l’Église dans le monde moderne étaient quelques-uns des thèmes clés discutés durant Vatican II que l’on peut retrouver dans le changement de perspective opéré au sein de l’Église catholique en France et en Algérie vers les théologies de gauche et le Tiers-mondisme pendant les années 1960. Le Conseil œcuménique des Églises (COE) a traité l’Algérie postcoloniale comme une expérience permettant d’analyser comment les chrétiens pouvaient s’impliquer dans des projets de développement économique et social en dehors du contexte missionnaire traditionnel. Le COE a commencé avec l’insertion en Algérie des équipes de la Cimade pendant la guerre. Ces projets de services sociaux dans les bidonvilles, le ravitaillement des camps de regroupement ainsi que le reboisement du Constantinois se sont transformés en une association de développement plus internationale et durable après l’indépendance de l’Algérie. Une nouvelle association protestante constituée après l’indépendance – le Comité chrétien de service en Algérie – est ainsi devenue un modèle pour tous les futurs projets de développement du Conseil œcuménique autour du monde et pas seulement en Algérie. 
Par Vincent Hiribarren 
Source : Libération- africa4
source

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire